Quelle musique électronique ?

Partie 2 : un instrument

Après avoir abordé le contexte donné à la musique électronique que je fais dans la première partie, il sera ici question de mon usage du synthétiseur modulaire. Pour y répondre je vais m’appuyer sur la thèse de Peter Hoffmann1 consacrée au programme GenDyn de Iannis Xenakis. Par ce biais, l’auteur aborde la problématique de la composition musicale algorithmique et c’est dans ce cadre que se trouve une réponse à l’usage de mon instrument.


Ma trajectoire de synthèse

A l’origine, ce choix d’utiliser le synthétiseur modulaire vient de ma fascination pour le son électronique et en particulier le contrôle que l’on peut avoir dessus. Dès le départ en 2008 dans mon usage de la synthèse, j’étais attiré par la possibilité de créer mes propres sons avec mon microkorg. Aujourd’hui en 2025, ma perspective sur le synthétiseur est riche des expériences diverses que j’ai pu avoir avec cet instrument2 aux corps multiples. Quand j’ai commencé le modulaire en 2014 (après un faux départ en 2012), je voulais totalement rompre avec le cadre habituel d’un synthétiseur. Je ne voulais ni clavier, ni séquenceur pas-à-pas, ni architecture classique (VCO-VCA-VCF) i.e. pas de synthèse soustractive, ni de clock. Avec le recul cette position, qui est toujours d’actualité, m’a mené vers le questionnement qui nous intéresse maintenant. En effet, comment jouer du synthétiseur modulaire et contrôler des sons électroniques sans tout l’attirail qui a marqué une pratique dominante de cet instrument. Jouer veut dire interagir, et l’interaction est une problématique majeure dans les arts électroniques.

Pour ne parler que du synthétiseur modulaire que j’utilise, l’aspect le plus intéressant — et qui rebat les cartes de l’interactivité — est le contrôle par tension électrique (par voltage, le CV). Ainsi le musicien peut seulement brancher des câbles à des endroits opportuns en fonction de son travail musical et laisser la machine faire. En théorie, il peut automatiser totalement les variations de paramètres et les déclenchements d’événements musicaux qui s’opèrent dans sa machine. Cette caractéristique unique vaut un rapport très différent à l’instrument de musique, ce dernier étant capable — selon les choix pris par le musicien-compositeur — de jouer sans interventions extérieures. Je pourrai m’arrêter là et seulement créer des pièces dites génératives (ce qui est tout à fait valable), mais ce qui me plait justement c’est de pouvoir rentrer en relation avec ce cadre mouvant que j’ai moi-même mis en place et que la machine suit à sa manière.

Sortir du dualisme composition/improvisation

cems

Le compositeur américain Joel Chadabe3, cité par Hoffmann, parle de « composing instrument » lorsqu’il évoque le CEMS (Coordinated Electronic Music Studio) System, synthé modulaire dont il passa commande à Robert Moog en 1967 et le SalMar Construction, instrument de synthèse sonore du début des années 70 de Salvatore Martirano :

“Ils font des choix musicaux, autant qu’ils produisent le son et répondent au musicien. Ces instruments sont interactifs, dans le sens où le musicien et l’instrument s’influencent mutuellement. Le musicien est influencé par la musique produite par l’instrument, et l’instrument est influencé par les contrôles du musicien. Ces instruments ont introduits le concept de contrôle symbiotique partagé d’une procédure musicale dans lequel la génération d’idées de l’instrument et le jugement musical du musicien travaillent ensemble pour former le flux global de la musique.” [Traduction libre] 4

C’est précisément ce qui m’intéresse dernièrement — avoir un instrument qui compose non pas à ma place mais avec moi. D’ailleurs composer est une activité qui, dans le sens classique du terme, me semble limitée pour définir ce qui se trame réellement. J’aurai l’occasion d’y revenir plus en profondeur mais pour faire court, le travail avec le synthé modulaire n’est pour moi ni de la composition, ni de l’improvisation. Dans une autre publication, je reviendrai notamment sur mes lectures de Mark Fell, Tom Mudd et celles au sujet du chant sur le livre dans les musiques anciennes qui montrent une porte de sortie de cette dualité qui réduit bien de trop la création musicale.

D’ores et déjà Hoffmann offre une piste, il utilise le terme de coopération qui me parait plus proche de ma pratique. A ce propos il dit que « la notion de compositeur au sens classique du terme doit passer de l’image du compositeur tout-puissant à celui du partenaire coopératif qui est prêt à s’engager dans un processus ouvert d’exploration ». Exploration et coopération sont clairement deux notions qui me paraissent pertinentes pour définir ce que je cherche à accomplir avec le synthétiseur modulaire. De part sa nature même — on le voit avec le CEMS System de Chadabe notamment — l’architecture ouverte du modulaire permet une programmation-composition-configuration (et j’en passe), qui le transforme — pour peu qu’on le pense et le perçoive de cette manière là — en une machine musicale algorithmique temps réel. Et cette dernière particularité est essentielle, car c’est à cet endroit et à ce moment précis qu’une véritable rétroaction se crée. Même si hors du temps de jeu — en temps différé dirait-on — je m’occupe à organiser et régler l’instrument, et ce temps peut aussi être une source de rétroaction différente.

“Un compositeur qui entre dans une boucle de rétroaction avec un système auquel il a activement participé à développer établit un dialogue avec lui-même dans toute sa complexité. La relation maitre-esclave dans l’usage classique de l’ordinateur est remplacée par une approche coopérative de l’interaction, qui défie l’intelligence humaine en offrant de véritables éléments de surprises et d’imprévisibilités qui sont calculés. Elle diffère de la volonté romantique de gouverner, où l’ordinateur est simplement utilisé pour maximiser l’efficacité de la productivité dans l’esprit de l’automation industrielle.” [Traduction libre] 5

Aujourd’hui on peut quasiment mettre le synthétiseur modulaire au même niveau qu’un ordinateur d’il y a quelques années. La puissance de calcul que possède certains modules numériques permet techniquement de créer des systèmes algorithmiques complexes pour la musique. Bien sûr nous ne sommes pas encore à avoir un ChatGPT intégré — encore heureux — mais il est bon de se dire comme l’évoque Hoffmann, que la machine à calculer, bien qu’elle doive beaucoup de son existence au complexe militaro-industriel et au contexte capitaliste, peut nous permettre autre chose que d’accroitre notre productivité et d’exploiter sans cesse.

Elle pourrait faciliter justement — et j’ai l’impression que c’est une des raisons principales de Xenakis pour l’usage de l’informatique en musique — une certaine fascination pour les phénomènes du vivant et des éléments, d’utiliser les nombres pour nous rapprocher par l’écoute d’une part de vérité — qui serait cachée à nos sens et que la science musicale serait censée révéler comme on le pensait à l’époque médiévale6. Hoffmann propose à ce titre de remplacer « Dieu » par « compositeur » et « mondes » et « univers » par « compositions » dans cette citation du physicien Paul Davies :

“Ce mélange de contingence et de nécessité correspond à un Dieu qui détermine inévitablement quels mondes alternatifs sont disponibles à la nature, mais qui laisse ouvert la liberté que la nature a de choisir parmi ces alternatives. Dans la théologie du processus, l’hypothèse est donnée que les alternatives sont forcément fixes afin d’obtenir un résultat final d’une certaine valeur. — i.e., elles dirigent ou encouragent l’univers (autrement sans contraintes) à évoluer vers quelque chose de bien. Néanmoins dans ce cadre dirigé reste une ouverture. Le monde n’est alors ni totalement déterminé ni arbitraire mais […] un intime amalgame de chance et de choix.” [Traduction libre] 7

Ainsi ma pratique du synthétiseur modulaire est une exploration en temps réel que je réalise en coopération avec l’instrument, qui a la possibilité de se mouvoir dans le cadre que je lui ai moi-même donné. Les alternatives y sont fixes mais suffisamment variables, limitées et ouvertes pour que de la diversité familière advienne lors du jeu. Ce rapport entre chance et choix, indétermination et arbitraire, probabilité et récurrence est au coeur de mon travail autant au niveau de l’organisation globale que de la conduite des différentes voix du synthétiseur. Je suis actuellement en train de continuer à travailler cette dimension, autant au niveau du patch et des réglages du modulaire que du script que je développe pour norns.


  1. Hoffmann, P. (2009). Music Out of Nothing ? A Rigorous Approach to Algorithmic Composition by Iannis Xenakis. Doctoral Thesis. Technische Universität Berlin. PDF  ↩︎

  2. En hardware dates d’acquisition entre parenthèses : Korg Microkorg (2008), Dave Smith Instruments Mono Evolver Keys (2009), Roland JX-8P (2010), Ensoniq ESQ-1 (2010), Yamaha RY-30 (2010), Dave Smith Instruments Prophet-08 desktop (2011), Moog Little Phatty (2012), Moog Moogerfooger MF-101, MF-102, CP-251 (2010), Yamaha TG-33 (2012), Dave Smith Instruments Mopho x4 (2013), Moog Minitaur (2013). ↩︎

  3. Chadabe, J. (1997). Electric Sound. The Past and Promise of Electronic Music. Prentice Hall, New Jersey, NY. ↩︎

  4. “They make musical decisions, as they produce sound and as they respond to the performer. These instruments are interactive in the sense that performer and instrument are mutually influential. The performer is influenced by the music produced by the instrument, and the instrument is influenced by the performer’s controls. These instruments introduce the concept of shared symbiotic control of a musical process wherein the instrument’s generation of ideas and the performer’s musical judgment worked together to shape the overall flow of the music.” ↩︎

  5. “[…] a composer who enters a feedback loop with a system of which he has actively participated in developing establishes a dialog with his complex self. The master-slave relationship in the classical use of the computer is replaced by a more cooperative approach of interaction, challenging human intelligence by contributing genuine computational elements of unpredictability and surprise. It is different from the romantic will to power where the computer is merely used to maximize productivity efficiency in the spirit of industrial automation.” ↩︎

  6. “La connaissance du Nombre et de ses propriétés apparait comme le but essentiel de l’étude des sciences et plus spécialement de la musique car les proportions de la musique agissant comme des métaphores sonores de la Création divine conduisent également à la révélation et à la contemplation du mystère de Dieu.” Cullin, O. (2002). Brève histoire de la musique au Moyen-Âge. Fayard. ↩︎

  7. “This mixture of contingency and necessity corresponds to a God who necessarily determines what alternative worlds are available to nature, but who leaves open the freedom of nature to choose from among the alternatives. In process theology the assumption is made that the alternatives are necessarily fixed in order to achieve a valued end result — i.e., they direct or encourage the (otherwise unconstrained) universe to evolve toward something good. Yet within this directed framework there remains openness. The world is therefore neither wholly determined nor arbitrary but […] an intimate amalgam of chance and choice.” — Davies, P. (1993).The Mind of God. Science and the Search for Ultimate Meaning. Penguin, London, p. 183–185 ↩︎